La segmentation des risques constitue une pratique courante dans le secteur assurantiel, permettant d’adapter les tarifs aux profils des assurés. Dans le domaine du crédit immobilier, cette pratique soulève des questions juridiques fondamentales quant à l’équilibre entre liberté contractuelle et protection du consommateur. Le législateur français, sous l’influence du droit européen, a progressivement encadré cette segmentation pour éviter les discriminations et garantir l’accès à l’assurance emprunteur. Entre droit à la santé, protection des données personnelles et lutte contre les discriminations, les frontières juridiques de cette pratique ne cessent d’évoluer, redessinant les contours d’un marché en pleine mutation.
Le cadre juridique de la segmentation des risques en assurance emprunteur
La segmentation des risques en matière d’assurance emprunteur repose sur un équilibre délicat entre plusieurs principes juridiques fondamentaux. D’une part, le Code des assurances reconnaît aux assureurs la liberté tarifaire et contractuelle, leur permettant d’évaluer les risques et de fixer leurs tarifs en conséquence. D’autre part, cette liberté se heurte à des principes protecteurs issus tant du droit de la consommation que du droit des discriminations.
Le cadre normatif s’est considérablement étoffé ces dernières années. La loi Lagarde de 2010 a constitué une première étape majeure en permettant aux emprunteurs de choisir librement leur assurance de prêt, ouvrant ainsi le marché à la concurrence. Cette évolution s’est poursuivie avec la loi Hamon en 2014, puis avec la loi Bourquin en 2017, renforçant la possibilité de résiliation annuelle. Plus récemment, la loi Lemoine du 28 février 2022 a supprimé le questionnaire médical pour certains prêts immobiliers, marquant une limite significative à la segmentation basée sur l’état de santé.
Sur le plan européen, plusieurs directives ont façonné ce cadre juridique, notamment la directive 2004/113/CE qui interdit les discriminations fondées sur le sexe dans l’accès aux biens et services, y compris les services financiers. L’arrêt Test-Achats de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 1er mars 2011 a confirmé cette interdiction, en invalidant la dérogation qui permettait de pratiquer des tarifications différenciées selon le sexe en matière d’assurance.
Les principes fondamentaux encadrant la segmentation
- Le principe de non-discrimination basé sur des critères protégés
- Le principe de proportionnalité dans l’évaluation des risques
- L’obligation d’information et de transparence envers l’assuré
- Le droit à l’oubli pour certaines pathologies médicales
Ces principes définissent les contours légaux dans lesquels les assureurs peuvent opérer leur segmentation. La jurisprudence joue un rôle déterminant dans l’interprétation de ces limites, comme l’illustre l’arrêt de la Cour de cassation du 12 mai 2021 qui a rappelé l’obligation pour l’assureur de justifier objectivement toute surprime liée à l’état de santé.
Les limites à la segmentation fondée sur l’état de santé
La santé constitue historiquement un critère majeur de segmentation dans l’assurance emprunteur. Toutefois, ce domaine a connu une évolution juridique considérable visant à protéger les personnes présentant un risque aggravé de santé. La convention AERAS (s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé), mise en place en 2006 et régulièrement révisée, représente une première limitation significative à la liberté de segmentation des assureurs. Cette convention engage les établissements de crédit, les assureurs et les associations de patients à faciliter l’accès à l’assurance pour les personnes ayant ou ayant eu un problème grave de santé.
Le droit à l’oubli, instauré initialement pour les anciens malades du cancer, puis étendu à d’autres pathologies, constitue une avancée majeure. Depuis la loi du 28 février 2022, ce droit permet aux personnes guéries de certaines maladies de ne plus avoir à déclarer leur ancienne pathologie après un délai de 5 ans suivant la fin des traitements, contre 10 ans auparavant. Cette évolution législative limite directement la capacité des assureurs à segmenter leurs tarifs en fonction des antécédents médicaux des assurés.
La grille de référence AERAS complète ce dispositif en définissant, pour certaines pathologies, les conditions d’accès à l’assurance sans surprime ni exclusion de garantie. Cette grille, régulièrement actualisée par les autorités sanitaires et les assureurs, représente une forme de limitation consensuelle à la segmentation.
L’innovation législative la plus récente et probablement la plus radicale est la suppression du questionnaire médical pour les prêts immobiliers inférieurs à 200 000 euros par assuré et dont le terme intervient avant le 60ème anniversaire de l’assuré. Cette mesure, instaurée par la loi Lemoine, constitue une restriction significative à la segmentation basée sur l’état de santé, imposant aux assureurs de mutualiser complètement le risque pour ces contrats.
Jurisprudence significative sur la segmentation médicale
Les tribunaux ont progressivement défini les contours de cette limitation. Dans un arrêt du 9 novembre 2018, la Cour d’appel de Paris a sanctionné un assureur qui avait refusé une garantie sans justification objective et proportionnée au regard de l’état de santé réel de l’assuré. De même, le Défenseur des droits a rendu plusieurs décisions considérant comme discriminatoires certaines pratiques de segmentation basées sur des pathologies spécifiques, notamment concernant la séropositivité au VIH, lorsque ces pratiques ne s’appuyaient pas sur des données actuarielles fiables.
Les restrictions à la segmentation fondée sur les données personnelles
L’ère numérique a transformé les pratiques de segmentation des risques, les assureurs disposant désormais de capacités d’analyse de données sans précédent. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et la loi Informatique et Libertés modifiée constituent le socle juridique encadrant l’utilisation des données personnelles à des fins de segmentation assurantielle.
Ces textes imposent plusieurs limitations fondamentales. Premièrement, ils établissent un régime spécifique pour les données de santé, considérées comme sensibles. Leur traitement est en principe interdit, sauf consentement explicite de la personne concernée ou autres exceptions limitativement énumérées. Même avec ce consentement, le principe de minimisation des données s’applique : l’assureur ne peut collecter que les informations strictement nécessaires à l’évaluation du risque.
La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) joue un rôle crucial dans la surveillance de ces pratiques. Dans sa délibération du 17 juillet 2019, elle a précisé les conditions dans lesquelles les assureurs peuvent traiter des données de santé, rappelant notamment l’interdiction d’utiliser des algorithmes opaques pour fixer les tarifs d’assurance sur la base de ces données.
L’émergence des objets connectés et de l’assurance comportementale soulève de nouvelles questions juridiques. Si certains assureurs proposent des réductions tarifaires aux emprunteurs acceptant de partager leurs données d’activité physique, cette pratique se heurte à plusieurs limites légales. Le Comité Européen de la Protection des Données (CEPD) a émis des lignes directrices restrictives sur le caractère véritablement libre du consentement dans ces situations, considérant qu’un avantage financier significatif peut constituer une forme de contrainte.
La question du profilage algorithmique
- Droit d’opposition au profilage automatisé (article 22 du RGPD)
- Obligation de transparence sur les logiques sous-jacentes aux algorithmes
- Interdiction des décisions entièrement automatisées ayant des effets juridiques
Le Conseil d’État, dans sa décision du 19 juin 2020, a validé l’approche de la CNIL considérant que les assureurs devaient pouvoir justifier d’une intervention humaine significative dans toute décision de tarification individualisée, limitant ainsi la segmentation purement algorithmique des risques.
Les interdictions de segmentation fondées sur les discriminations prohibées
Le droit français, en conformité avec les directives européennes, interdit fermement certaines formes de segmentation basées sur des critères discriminatoires. L’article 225-1 du Code pénal et l’article L.111-7 du Code des assurances prohibent toute discrimination fondée notamment sur l’origine, le sexe, la situation de famille, l’orientation sexuelle, l’âge ou les opinions politiques.
L’interdiction de la segmentation basée sur le genre constitue un tournant majeur dans les pratiques assurantielles. Avant l’arrêt Test-Achats de la CJUE en 2011, les assureurs pratiquaient couramment des tarifications différenciées entre hommes et femmes, notamment en assurance emprunteur, en se fondant sur des statistiques de mortalité différentes. Cette pratique est désormais formellement interdite, obligeant les assureurs à pratiquer une tarification unisexe, indépendamment des différences statistiques constatées.
La question de la segmentation selon l’âge demeure plus nuancée. Si l’âge constitue un critère de discrimination prohibé en principe, la jurisprudence européenne reconnaît qu’il peut constituer un facteur légitime d’évaluation du risque en assurance, sous réserve que son utilisation soit proportionnée et fondée sur des données actuarielles pertinentes. La Cour de cassation a confirmé cette approche dans un arrêt du 12 décembre 2018, validant une différenciation tarifaire basée sur l’âge dès lors qu’elle reposait sur une analyse objective du risque.
En revanche, la segmentation fondée sur l’origine géographique fait l’objet d’un contrôle strict. Dans une décision du 30 septembre 2019, le Défenseur des droits a considéré comme discriminatoire la pratique d’un assureur qui appliquait systématiquement des surprimes aux personnes résidant dans certains départements d’outre-mer, sans justification actuarielle précise. Cette décision illustre la nécessité pour les assureurs de démontrer le caractère objectif et proportionné de toute segmentation géographique.
Les sanctions en cas de segmentation discriminatoire
Les conséquences juridiques d’une segmentation illicite peuvent être sévères. Sur le plan pénal, la discrimination dans l’offre ou la fourniture d’un bien ou service est punie de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour les personnes physiques, montant pouvant atteindre 225 000 euros pour les personnes morales. Sur le plan civil, le juge judiciaire peut prononcer la nullité des clauses discriminatoires et accorder des dommages-intérêts aux victimes.
Les autorités de contrôle, notamment l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR), disposent de pouvoirs de sanction administrative pouvant aller jusqu’au retrait d’agrément pour les organismes pratiquant des segmentations illicites. Dans sa recommandation 2021-R-01, l’ACPR a rappelé aux assureurs leurs obligations en matière de non-discrimination, soulignant la nécessité d’une vigilance particulière dans l’élaboration de leurs politiques tarifaires.
Vers un nouvel équilibre entre mutualisation et personnalisation des risques
L’évolution juridique récente dessine une tendance claire vers une limitation croissante de la segmentation des risques en assurance emprunteur. Cette évolution soulève des questions fondamentales sur le modèle économique de l’assurance, traditionnellement fondé sur une évaluation individualisée des risques.
La mutualisation forcée imposée par certaines dispositions légales, comme la suppression du questionnaire médical pour certains prêts, représente un changement de paradigme. Elle traduit un arbitrage politique en faveur de l’accessibilité à l’assurance, au détriment de la personnalisation tarifaire. Cette approche s’inspire du modèle de la Sécurité sociale, où la solidarité prime sur l’individualisation du risque.
Les assureurs s’adaptent à ce nouveau cadre juridique en développant des approches alternatives de segmentation. L’une d’elles consiste à privilégier des critères comportementaux jugés moins discriminatoires, comme les habitudes de vie ou l’engagement dans des démarches préventives. Une autre stratégie réside dans l’affinement des modèles prédictifs, tout en veillant à leur conformité avec le cadre légal.
Le marché de l’assurance emprunteur, estimé à plus de 10 milliards d’euros annuels en France, connaît ainsi une profonde restructuration. La Fédération Française de l’Assurance (FFA) a exprimé des inquiétudes quant à la viabilité économique de certaines restrictions, notamment concernant la suppression du questionnaire médical, craignant une augmentation généralisée des tarifs pour l’ensemble des assurés.
Perspectives d’évolution du cadre juridique
Plusieurs évolutions juridiques sont envisageables à moyen terme. Au niveau européen, le projet de règlement sur l’intelligence artificielle pourrait imposer de nouvelles contraintes aux assureurs utilisant des algorithmes prédictifs pour la segmentation des risques. De même, les initiatives législatives en matière de finance durable pourraient favoriser une approche plus sociale de l’assurance emprunteur.
En France, un renforcement des droits des emprunteurs est probable, notamment concernant la transparence sur les critères de segmentation utilisés. La jurisprudence continuera de jouer un rôle déterminant dans l’interprétation des limites à la segmentation, particulièrement sur des questions émergentes comme l’utilisation des données génétiques ou des informations issues des réseaux sociaux.
L’équilibre entre protection des consommateurs et viabilité économique du secteur assurantiel demeure un défi majeur pour le législateur. La recherche de cet équilibre passe probablement par une approche différenciée selon les types de risques et les situations des emprunteurs, plutôt que par des solutions uniformes.
Les défis pratiques et l’avenir de la segmentation en assurance prêt immobilier
Face aux restrictions juridiques croissantes, les acteurs du marché de l’assurance emprunteur doivent réinventer leurs modèles d’évaluation des risques. Cette transformation soulève des défis techniques, éthiques et commerciaux considérables.
Le premier défi concerne l’innovation technologique dans l’évaluation des risques. Les assureurs investissent massivement dans des technologies d’analyse prédictive permettant d’affiner la segmentation sans recourir aux critères désormais interdits ou restreints. Ces modèles, basés sur l’intelligence artificielle, visent à identifier des corrélations complexes entre comportements et risques, tout en évitant les biais discriminatoires. Toutefois, ces approches se heurtent au principe de transparence algorithmique imposé par le RGPD et aux exigences d’explicabilité des décisions.
Le deuxième défi réside dans la gestion de la transition vers une mutualisation accrue de certains risques. Les assureurs doivent adapter leur politique de provisionnement et leur stratégie de réassurance pour absorber la volatilité potentiellement accrue des sinistres. Cette adaptation implique une révision profonde des modèles actuariels traditionnels et une diversification des portefeuilles de risques.
Sur le plan commercial, l’uniformisation forcée des tarifs pour certains segments de clientèle pousse les assureurs à se différencier sur d’autres aspects : qualité du service, simplicité des démarches, étendue des garanties. On observe ainsi l’émergence de nouveaux modèles d’affaires, comme les assurtech, qui misent sur l’expérience client plutôt que sur la personnalisation tarifaire.
Vers une segmentation éthique et transparente
- Développement de chartes éthiques spécifiques à la segmentation des risques
- Mise en place de comités d’éthique indépendants pour évaluer les pratiques
- Publication volontaire des critères de tarification non sensibles
Certains assureurs anticipent l’évolution réglementaire en adoptant volontairement des principes de segmentation responsable. Cette approche consiste à évaluer systématiquement l’impact social de chaque critère de segmentation et à privilégier ceux qui présentent le meilleur équilibre entre pertinence actuarielle et acceptabilité éthique.
Le Tribunal de grande instance de Paris, dans un jugement du 4 mars 2020, a d’ailleurs reconnu la valeur juridique d’une charte éthique d’entreprise en matière de segmentation des risques, considérant qu’elle créait des obligations opposables à l’assureur qui l’avait adoptée. Cette décision pourrait encourager le développement d’engagements volontaires comme instruments d’autorégulation du secteur.
À plus long terme, l’évolution pourrait conduire à une redéfinition fondamentale du rôle de l’assurance emprunteur dans le financement de l’accession à la propriété. Des mécanismes alternatifs, comme les fonds de garantie mutualisés ou les systèmes de caution solidaire, pourraient compléter ou partiellement remplacer le modèle assurantiel classique pour certaines catégories d’emprunteurs.
En définitive, les limites juridiques à la segmentation des risques en assurance emprunteur illustrent un mouvement plus général de rééquilibrage entre logique économique et impératifs sociaux. Ce mouvement, loin d’aboutir à une uniformisation complète des tarifs, conduit plutôt à une segmentation plus sophistiquée, plus transparente et davantage centrée sur les comportements que sur les caractéristiques intrinsèques des personnes. Dans ce contexte évolutif, la conformité juridique devient un avantage compétitif pour les assureurs capables d’innover dans le respect des nouvelles frontières légales.
